Chaque lundi, je vous emmène en voyage...
Cette semaine, nous partons à Porto au Portugal.
Série [Les plus belles Librairies d’Europe 5/6] . De la vénérable
institution au concept store, balade parmi les rayonnages singuliers.
Aujourd’hui, la «cathédrale du livre» portugaise.
Par ROBERT MAGGIORI
On arrive épuisé, sans souffle, devant la Torre dos Clérigos, qui
domine la ville et en est l’emblème. La perspective d’en grimper les 200
marches ne s’offrant qu’aux médaillés olympiques, on redescend vers la
gare de São Bento par la rua das Carmelitas. Mais on doit être attentif,
car, entre une attrayante Confeitaria Pastelaria et un magasin de
vêtements, on risque, au 144, de rater une autre merveille de Porto. Il
faut un peu de recul pour apercevoir la façade, sa corniche, ses
pinacles et ses flèches de style néogothique - dentelle de pierre
blanche qui semble attirer toute la lumière de la rue. Au-dessus de
l’arc surbaissé que forment la porte d’entrée et les vitrines, s’ouvre
une triple fenêtre, séparée des pilastres par deux sgraffites en hauteur
représentant les allégories féminines de l’Art et de la Science. Au
milieu, à l’horizontale, en lettres d’enluminure, l’inscription «Lello
& Irmão». Au dessous : «Livraria Chardron».
On peine à se
frayer un chemin parmi les touristes qui entrent et sortent de la
librairie Lello, mais l’impression est celle de pénétrer dans un musée,
un studio où aurait été tournée une scène de Harry Potter, une machine à
remonter le temps, un lieu sacré… «Fotos não, No pictures, Pas de
photos», avertissent les vendeurs. Au sol, sur le plancher en bois, de
minces rails, qui servaient jadis à transporter les livres sur un
wagonnet, suivent le passage central en marqueterie, puis bifurquent sur
la gauche, jusqu’à la porte-fenêtre du fond, cachée par un rideau. A
droite et à gauche, en entrant, les écussons des fondateurs, José Pinto
Sousa Lello (1861-1925) et son frère António (1870-1953), puis, sur des
piliers surmontés par des baldaquins, les bustes d’émérites
représentants des lettres portugaises : José Maria Eça de Queiróz,
Antero de Quental, Tomás Ribeiro, Teófilo Braga, Guerra Junqueiro…
Il faut que les visiteurs se raréfient pour qu’on soit totalement saisi
par l’ampleur, la magnificence ornementale, les teintes, la beauté de
cette salle de rez-de-chaussée. Les livres sont présentés sur des tables
cubiques, à côté de bancs revêtus de cuir, et emplissent toutes les
étagères finement ciselées, qui montent jusqu’au plafond et s’achèvent
en ogive. D’un côté, la littérature, Camilo Castelo Branco, José
Saramago, Fernando Pessoa (O Banqueiro anarquista), l’œuvre complète
d’António Lobo Antunes, le roman de João Pedro Ricardo, O Teu Rosto Será
o Último (Leya éditions), le plus vendu ces derniers mois, la poésie,
le théâtre, les biographies, la gastronomie ; de l’autre, la pédagogie,
l’anthropologie, la politique, la religion…
Vitrail, ogives et candélabres
On aimerait s’arrêter sur les plus beaux ouvrages, mais c’est
impossible, car le regard est comme aimanté par l’immense verrière
zénithale et ses rosaces aux tons mauves, orange et bleutés, par le
vitrail dont son centre est décoré, qui, sous la devise «Decus in
labore» («honneur dans le travail»), représente un forgeron frappant sur
son enclume et, surtout, par cette sorte de «bouche» rouge qui s’ouvre
au centre de la salle. Il s’agit de l’escalier en bois précieux qui
conduit au premier étage - le plus spectaculaire escalier qui se puisse
voir, en vérité, si étrange dans sa facture et ses couleurs, ses volées
et ses paliers aux emmarchements curvilignes, qu’il semble devoir mener
au-delà du miroir d’Alice ou dans le ventre d’une caravelle de
conquistador portugais.
Les gradins en demi-lune, recouverts
d’une resplendissante laque rouge carmin, forment comme une langue de
feu, qui sourd du plancher puis se lève, se divise en arcs de cercle,
lesquels se tressent en un grand 8 dont la boucle supérieure reste
dénouée pour se déposer aux pieds d’un balcon, offrant de l’étage
inférieur une spectaculaire vision en surplomb.
La salle du
premier, sous les fleurons et les lignes des ogives qui s’entrelacent au
plafond, est encore davantage plongée dans la lumière diaphane issue du
vitrail, des quatre candélabres et des minispots sur les bibliothèques,
tournés vers le haut. Dans les rayonnages se mêlent des livres de
toutes langues, classés de façon plus hétéroclite : marketing, peinture,
architecture (un énorme Jean Nouvel by Jean Nouvel), musique,
dictionnaires, Kamasutra, photographie, droit, philosophie (bien en vue :
O Anti-Edipo, de Deleuze et Guattari), pêche, futebol, puériculture,
livres anciens (Enciclopédia luso-brasileira de cultura, de Ferreira de
Castro), guides, revues… Au fond, côté façade, est aménagé un «salon de
café», avec d’élégantes tables et des petits fauteuils. Sur les rayons
environnants, on trouve des parfums, des savons, des tee-shirts, des
posters, des cartes postales, représentant tous les coins et recoins de
la librairie…
C’est en 1869 que le Français Ernest Chardron,
libraire et éditeur (entre autres des œuvres d’Eça de Queirós, que Zola
plaçait au-dessus de Flaubert), fonde la Livraria Internacional Ernesto
Chardron, au 96-98 de la rua dos Clérigos. A sa mort, la maison
d’édition passe à l’entreprise Lugan et Genelioux Sucessores, qui en
conserve le nom et l’enrichit par les fonds de trois autres librairies.
Le 30 juin 1894, le groupe est vendu à l’éditeur José Pinto de Sousa
Lello, qui, associé à son frère (irmão, en portugais) António, fait
construire, d’après un projet de l’ingénieur Francisco Xavier Estèves,
la «cathédrale du livre» du 144 rua das Carmelitas. Le 13 janvier 1906,
toutes les figures illustres de la culture portugaise sont là pour
assister à la cérémonie d’ouverture de ce qui est apparu tout de suite
comme un «patrimoine national» (aujourd’hui mondial). Toujours détenue
par la famille Lello, la librairie, qui a abandonné l’activité
éditoriale, est restructurée et modernisée - son architecture restant
intacte - en 1994, quand elle passe à la société Prólogo Livreiros,
détenue par José Manuel Lello, Eduardo Martins Soares et Antero Braga,
aujourd’hui directeur général.
Touristes et bibliophiles
Indépendante, généraliste, disposant d’un fonds de plus de 60 000 titres
et d’un fichier informatique qui permet de trouver à peu près tout,
Lello & Irmão paraît cependant victime de son succès et de sa
splendeur de monument historique, qui l’ouvrent davantage aux touristes
qu’aux bibliophiles. «Je suis conscient de ce danger, dit Antero Braga.
On ne peut empêcher qu’un tel "temple", surtout pendant l’été, soit un
lieu de tourisme. Mais la librairie attire les intellectuels, les
universitaires, les étudiants, tous les Portuans qui aiment les livres.
Je fais tout pour qu’elle demeure un vrai lieu de culture, vivant,
dynamique, en étant convaincu que l’essor culturel participe à l’essor
économique. Elle possède une galerie d’art où joailliers, sculpteurs et
peintres viennent exposer leurs œuvres, on y fait du théâtre, on y
organise des récitals de poésie, des défilés de mode ou des
présentations du fado. Une librairie est comme une terre : y pousse ce
qu’on a semé, et chez Lello & Irmão, les graines ne sont pas
seulement de beauté architecturale et ornementale, mais de culture, de
littérature, d’histoire, de philosophie.»
On sort de la
librairie, souvent, avec une pochette de cartes postales, et l’on s’en
va, plus bas, s’asseoir à une terrasse de la rua da Galeria de Paris,
boire un verre de porto ou de vinho verde. Quels trésors pourrait-on
emporter ? «Beaucoup de livres anciens, précieux, sont dans les rayons,
sourit Antero Braga. Mais les merveilles - par exemple les trois volumes
de Oito séculos de arte portuguesa, de Reynaldo dos Santos, ou la
première édition, en fac-similé, de Os lusiada (1572), l’épopée du grand
Luís de Camões - je les garde dans mon bureau. Ils sont pour les amis
!»
Libération